Ville et lien social

Depuis les travaux de l’école de Chicago, l’explication de la délinquance par les processus d’urbanisation a été mise en évidence et le rôle du lien social a particulièrement été examiné. Pourtant, l’organisation de nos villes ne le favoriserait pas.

© Botta@

L’importance des villes (1)

Au fil des siècles, les villes ont pris une importance considérable. Si en 1900, on considérait qu’un homme sur dix vivait en ville, ce serait actuellement un homme sur deux au plan mondial. Dans ses projections, l’ONU considère même que cette proportion passera à trois quarts en 2050.

Concrètement, cela se traduit par la création de mégapoles (ex : Tokyo avec 35 millions d’habitants) et de métropoles (ex : Bruxelles avec 1,2 millions d’habitants) qui prennent de plus en plus d’importance.

On observe une série d’éléments semblables dans la majorité des villes :

  • Une densité de population importante (ex : 5704 hab./km² à Bruxelles-Capitale et 23234 hab./km² à Saint-Josse-ten-Noode) ;
  • Un brassage de cultures (179 nationalités à Bruxelles) et de religions ;
  • Une division en quartiers « spécialisés » : centre commercial, HLM, etc.

La coprésence d’autant de réalités hétérogènes pose la question soulevée par Touraine : « Pourrons-nous vivre ensemble ? Egaux et différents ? ».

 

L’espace extérieur et le social

A partir des travaux de Richard Sennett, un éclairage intéressant et original nous est apporté sur la question du lien social (2).  

Celui-ci postule que le développement chaotique des sociétés industrielles pousse les individus à trouver refuge dans leur « foyer psychique », leur vie intérieure. Ce retrait en soi produit un surinvestissement du moi mais aussi un désinvestissement de l’espace public. En somme, l’urbanisme dissimule les différences entre les gens derrière les murs, l’expérience de la différence n’est pas perçue comme positive et n’est pas favorisée. 

Cela nous amène à favoriser des espaces « inoffensifs » et insignifiants dans nos villes, dissipant ainsi la menace du contact social, en créant des baies de glace sans tain, des autoroutes coupant les banlieues pauvres du reste de la cité, des villes-dortoirs, etc.

Comme le font remarquer de nombreux observateurs, l’espace public constitue surtout un lieu de transit dévoué à la voiture et à ce qu’elle demande comme infrastructures (parkings…). La mobilité est devenue un droit absolu alors qu’elle constitue en l’état le problème majeur des villes. Dans ces villes désinvesties, ces villes de passages, on tolère aussi l’existence de zones délabrées car notre œil devient indifférent.

Le retrait de l’individu se matérialise de deux manières, soit par :

La neutralisation des différences 

Comme les urbanistes proposent un environnement neutre, on peut y être seul avec soi-même et le retrait est légitimé. La ville moderne est qualifiée de froide et d’impersonnelle.

Comment est configurée cette ville ? Les rues sont dessinées en « grille » et elles s’imposent au terrain plutôt que de le prendre en compte. Nous pourrions ajouter que certaines catastrophes (ex : inondations) illustrent cette idée. Parfois les « grilles » sont verticales et elles sont représentées par des gratte-ciels, sans ordre ni sens. On détruit en oubliant l’histoire de la ville et on ne crée pas de centre. Les espaces « spécialisés » (zonings, quartiers d’habitations, etc.) représentent autant de barrières qui entravent les possibilités de contact entre classes sociales, nationalités différentes, etc.        

La destruction de l’altérité

Dans les villes décrites par Sennett, l’espace public est désinvesti car ce qui compte c’est l’intimité matérialisée par le développement de communautés urbaines (quartier, voisinage, etc.) selon le modèle du ghetto. Celles-ci excluent le « différent », l’étranger, qui ne peut qu’y être contrôlé. Dès lors, ces communautés s’avèrent destructrices ; plus elles sont intimistes, moins elles sont sociables.   

 

Quelles solutions ?

En nous inspirant des travaux du même auteur, nous pouvons conclure que favoriser le lien social peut se faire par un changement culturel mais aussi par des modifications matérielles de nos villes. A ce sujet, l’imagination est au pouvoir. Notamment, on peut proposer de :

  • Créer des lieux de rencontre insolites et surprenants (ex : toits d’immeuble) ;
  • Elaborer des espaces propices à l’organisation simultanée d’activités diverses (foires, théâtres de rue et concerts comme Namur en mai), ce qui provoquera la rencontre de publics différents ;
  • Ouvrir la ville à l’environnement et à la nature (entretenir des espaces verts et encourager les citoyens à verdurer leur devanture) ;
  • Abattre les frontières entre les espaces en aménageant des lieux communs (un parc entre deux quartiers socialement différents pour favoriser les rencontres) ;
  • Réaménager des sites désaffectés (jardin partagé, salle de concert, etc.) et créer du neuf tout en respectant l’ancien (réaménager l’intérieur d’un bâtiment en conservant façade et jardin).

L’idée générale consiste à aménager les villes de façon à favoriser les échanges entre inconnus car, s’il ne le crée pas, l’environnement contribue néanmoins à constituer le social. Ces considérations n’excluent évidemment pas la nécessité d’envisager d’autres mesures comme le fait de lutter contre l’insécurité et le sentiment d’insécurité.



Claude BOTTAMEDI

Chef de corps d’une zone de police er



(1) Pour une définition de la ville, on consultera CALVET Louis-Jean, « Ville », Langage et société, 2021/HS1 (Hors série), p. 341-344. DOI : 10.3917/ls.hs01.0342. URL : 

https://www-cairn-info.ezproxy.ulb.ac.be/revue-langage-et-societe-2021-HS1-page-341.htm  

(2) A propos du lien social voir : Paugam, S. (2018). Introduction. Dans : Serge Paugam éd., Le lien social (pp. 3-6). Paris cedex 14 : Presses Universitaires de France.

Sources :

Sennett Richard, La ville à vue d’œil, Ed. Plon, 1992.

Rigaux Nathalie, Introduction à la sociologie par 6 grands auteurs, Ed. Debock, 2021, pp.215-242.

®https://www.secunews.be/

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